Emmanuelle Luciani
Historienne de l’art, curatrice ou encore collectionneuse, Emmanuelle Luciani est une artiste aux multiples casquettes. En 2019, elle crée Le Pavillon Southway, un lieu marseillais à mi-chemin entre la galerie d’art et la chambre d’hôte, dont l’esthétique atypique émerge de son imaginaire du passé.
Née à Marseille dans les années 90, elle nous partage son amour inconditionnel pour cette ville et son patrimoine unique, qu’elle essaye de préserver et de faire vivre au travers de ses différents arts.
Ancrée sur le bassin méditerranéen depuis de nombreuses générations, elle nous fait vivre l’histoire de son lieu unique, dans lequel elle construit des environnements en collaboration avec d’autres artistes.
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L'entrée du Pavillon Southway.
Peinture d'hani Alijani.
Peux-tu te présenter au monde en dehors de ton cadre professionnel ?
Spontanément, je dirais que je suis marseillaise. C’est ici que j’ai étudié l’Histoire de l’Art et les Beaux-Arts et j’avais très envie de fonder quelque chose pour ma ville. Je pense que je suis vraiment passionnée par l’histoire de ma ville, le patrimoine marseillais et plus généralement méditerranéen. Je voulais vraiment fonder quelque chose à Marseille. Donc j’ai fait mes études partiellement en Italie puis après je suis allée à Paris avec l’idée de produire un lieu et de parler du patrimoine de chez moi.
C’est quoi le patrimoine marseillais ?
Quand tu es historien, le passé est fondamental. J’ai grandi à Marseille dans les années 90 et c’était vraiment pourri. Marseille, c’est la plus vieille ville de France, avec 2600 ans d’histoire et c’est un peu de la sédimentation historique, un mille-feuille d’histoire. Ce que je trouve dommage, c’est que cette histoire est invisible, quand tu te promènes tu ne vois pas toutes ces couches d’histoires. Et moi, c’est ça qui m’intéresse. Puis, le patrimoine marseillais, c’est aussi un patrimoine populaire. Par exemple, l’histoire d’un cabanon, ce n’est pas parce que ça n’est pas Versailles que ça n’a pas d’histoire. Et pour moi c’est ça qui est vraiment important dans mon boulot d’historienne de l’art et d’artiste.
Escalier en tomettes d'origine.
La cuisine.
Le monde intérieur
Peux-tu nous dire où sommes-nous ici ?
À la fin de mes études aux Beaux-Arts, j’en ai eu marre du côté transitoire et éphémère des choses. J’ai eu envie de faire de l’art autrement, de me reconnecter à ce qu’a été l’histoire des grands mécènes, qui vivaient dans des maisons. Je voulais pouvoir vivre dans l’art. Ça été toute l’idée de cette maison. Cette maison, c’est celle de mon arrière-arrière-grand-père qui était peintre. Il y a vraiment une vieille histoire marseillaise. Ici, on est précisément dans le quartier de Mazargues qui est un très vieux village marseillais.
Ta première rencontre avec cette maison, c’était quand ?
Quand j’étais petite la maison était toujours louée. Puis, quand je suis allée à l’école des Beaux-Arts, j’étais venue détapisser la maison pour pouvoir me faire quelques sous. Et à ce moment-là, je disais toujours que je voulais faire un lieu dans cette maison car j’aimais énormément cet endroit. Puis, il y a 3 ans, juste avant le confinement, les locataires sont partis et je me suis décidée à reprendre cette maison pour en faire un lieu, que j’ai appelé le Pavillon Southway.
Le Pavillon Southway c’est quoi exactement ?
C’est un endroit que l’on visite. Elie et Léa, qui travaillent avec moi, peuvent faire des visites guidées. Les gens peuvent réserver sur le site puis sont reçus ici. On aime qu’il y ait un vrai échange. Et on loue aussi des chambres. On a donc une résidence d’artistes et cette chambre que nous avons décorée nous-mêmes, dans laquelle on peut se retrouver à deux. On aime recevoir à la fois des artistes et des gens de passage. Et le fait de pouvoir faire cohabiter ces deux aspects, souvent ça déclenche quelque chose, et c’est très satisfaisant.
Et comment définis-tu l’esthétique particulière de cet endroit ?
C’est tellement intérieur que j’ai du mal à la définir. Mais je pense que c’est un peu des fantasmes. Quand j’étais petite, j’étais obsédée par l’histoire. Je lisais beaucoup d’encyclopédies sur tout et n’importe quoi, mais toujours sur des sujets historiques. Donc dans la construction de mon imaginaire, ce ne sont que des fantasmes de périodes historiques que je n’ai pas connues et que je ne connaîtrai jamais. Ici, rien n’est juste, ce ne sont que des anachronismes.
" Ici, rien n’est juste, ce ne sont que des anachronismes."
Comment te définirais-tu ?
C’est assez difficile de me définir. J’ai l’impression que j’aime juste faire des choses avec d’autres gens. Je me dis artiste et curateur mais j’ai plusieurs casquettes et je change souvent. C’est ce qui me plaît, pouvoir changer.
Tu collectionnes beaucoup, qu’est-ce qui fait qu’un objet t’attrape le regard ?
Je pense que les objets sont des symboles d’un temps. Et c’est ça qui fait que je vais être attirée. Il faut que je sente la vibration historique et il faut que ce soit unique. Dans les années préindustrielles, tout était fait à la main, et donc j’aime vraiment les vieux objets. Tu sens ce qui s’est passé entre la personne qui a fabriqué et l’objet.
Tu es un peu à la fois artiste et commerçante, comment tu vis ça ?
Ce n’était pas prévu, c’est venu de façon totalement empirique. Et j’ai remarqué que quand tu aimes très fort ce que tu produis et les artistes avec qui tu travailles, tu les vends très bien parce que tu es convaincue. Donc c’est assez naturel. Je pense qu’on vend les choses d’une autre manière, un peu comme avant. Je dirais qu’on est un peu une coopérative.
Étagères de la cuisine.
"Je pense que les objets sont des symboles d’un temps."
Ici, on est dans la chambre d’invités et il y cette très belle fresque, tu peux nous en parler ?
C’est Andrew qui l’a réalisée grâce à une technique très particulière à la chaux qu’on a mis en place au studio. C’est fait dans l’enduit. Ce n’est pas de la peinture, sinon on ne pourrait pas reproduire les couleurs de ces pigments naturels qui proviennent de la région. Ce qui fait que ce sont des fresques très naturelles.
Maintenant on est à l’extérieur, peux-tu me parler un peu de ce jardin ?
Le jardin donne sur le boulevard Michelet qui est une des plus longues avenues françaises. Encore plus longue que les Champs Élysées il me semble. C’est un axe qui s’est beaucoup développé au XIXème pour arriver jusqu’aux portes des calanques et qui été peuplé de très belles maisons. Ce jardin on l’a organisé avec le mobilier d’extérieur qu’on a dessiné. C’est un jardin de la garrigue méditerranéenne. On a du romarin, du thym, des oliviers et de la lavande, parce que ça tient bien et que tu n’es pas obligé d’arroser tout le temps.
La fresque murale de la chambre par Andrew Humke.
Comment décrirais-tu ton art de vivre ?
Honnêtement, ce n’est que du travail. J’ai la passion du travail. Je fais quelque chose dans laquelle tu es en recherche permanente. Et je m’estime très chanceuse pour ça et de collaborer avec des gens très talentueux.
Tu as des héros ?
Oui, William Morris. C’est un architecte du XIXème qui a un peu construit un écosystème. Il a fait la Red House, qui était une maison d’artistes. Il a à la fois écrit des essais et produit des formes. C’est quelqu’un qui ne s’est rien interdit et qui a vécu un idéal. Quand j’ai découvert son travail, je me suis dit que c’était donc possible. Mais j’admire globalement les gens qui produisent, comme les artisans ou même les pizzaiolos. Ce truc de produire quelque chose, je trouve ça extraordinaire.
Quelle est ta relation aux vêtements ?
Je m’habille toujours pareil. J’ai toujours aimé les jeans donc je mets des jeans tout le temps. Et je porte des baskets. Je trouve très désagréable de vivre avec des trucs qui t’encombrent. La fluidité du mouvement, c’est ça mon rapport aux vêtements. C’est qu’il y ait une possibilité de fluidité du mouvement dans la marche et que rien ne t’entrave dans ton rapport à l’espace.
"La fluidité du mouvement, c’est ça mon rapport aux vêtements. "
Le jardin.
" Ce truc de produire quelque chose, je trouve ça extraordinaire."
Et donc tu disais que ta mission c’était de préserver le patrimoine ?
Ici on a tous en commun la passion de vouloir sauver le patrimoine et de ne pas perdre l’histoire. Du coup, on écrit pas mal d’articles. L’année dernière, on a travaillé sur l’histoire des calanques parce que la personne qui vivait ici, y avait un cabanon. Et en fait c’est un patrimoine vernaculaire assez important. Et pour le prochain article, on va travailler sur toutes les villas bourgeoises marseillaises des années 20 jusqu’à la guerre qui ont une importance patrimoniale. Donc on essaye aussi ici de produire de l’histoire.
Pour finir, qui souhaiterais-tu que j’interview ? Quel autre monde souhaiterais-tu que j’explore ?
Je trouve que ce serait super d’aller parler à des pêcheurs. En fait, je pense que je dis ça parce qu’ils connaissent l’histoire de la ville. Et quand tu parles à quelqu’un qui va pêcher, tu as vraiment un rapport au vernaculaire. Le nom des poissons, le monde sous-marin, je trouve ça hyper beau. Rien que le nom des poissons de chez nous, ça ne va pas être le même dans le Var, donc il y vraiment cette spécificité. Mais je pense aussi au chef Passedat qui a une vision de la ville de Marseille d’un autre temps. Il a une très vieille institution ici et c’est quelqu’un qui connaît l’histoire de la ville.
Les artistes de passage au Pavillon.
Décoration extérieur.
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Crédits photos RÉUNI.
Le compte Instagram d’Emmanuelle Luciani : https://www.instagram.com/emmanuelleluciani_southway/
La compte du Pavillon Southway : https://www.instagram.com/pavillon_southwaystudio/
Le compte du studio Southway : https://www.instagram.com/southwaystudio/
Le compte de l'artiste Andrew Humke : https://www.instagram.com/andrew_humke/
Le compte du peintre Hadi Alijani : https://www.instagram.com/hadialijanii/
Le compte du Chef Passedat : https://www.instagram.com/geraldpassedat/